Dialoguer avec le passé : une artiste au service de la mémoire collective

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Le Bicolore – Maison du Danemark nous fait découvrir l’artiste Jane Jin Kaisen dans une première exposition personnelle en France, « Of Specters or Returns », une exposition toute de rouge vêtue.
L’artiste, née en Corée en 1980 sur l’île de Jeju, a été adoptée la même année par une famille danoise. Elle est très sensible aux oubliés de l’Histoire, à celles et ceux que l’on ne trouve pas dans les archives officielles. Elle enquête, cherche des signes, reconstitue une mémoire personnelle et collective entre le Danemark et la Corée, entre le passé et le présent, entre la grande Histoire des conflits guerriers et la petite histoire des migrations et des diasporas, et nous sensibilise à ce que l’Histoire a oublié. Elle s’engage ainsi dans une démarche de devoir de mémoire.
Talivera s’est rendue au vernissage et vous raconte ses impressions sur cette exposition étonnante.

Of Specters or Returns © David Stjernholm

Des œuvres intrigantes, un mystère qui plane

On entre dans l’exposition comme dans un aquarium rouge sombre : l’ambiance est enveloppante, pénétrante, incite à l’exploration des œuvres qui se dressent dans le décor et à l’observation de ce qu’elles recèlent. Dès notre entrée dans la salle, on ressent le mystère.
Sept boîtes en acrylique rouge sont posées sur des caissons lumineux en chêne : c’est l’œuvre Of Specters or Returns. Chaque boîte contient des objets divers, hétéroclites. Quand on s’approche, on peut en voir le contenu et lire les inscriptions gravées sur la surface des boîtes, des extraits de textes traduits en anglais, en coréen et en danois. Via ces textes, l’artiste met en lumière un travail sur la pluralité des langues qui la constituent, la pluralité de ses origines et la visée plurielle de la réception de ses œuvres.
Les objets contenus dans les boîtes ont été recueillis par l’artiste en Corée du Nord, en Corée du Sud, au Danemark et aux États-Unis. Parmi eux, on trouve un miroir antique, des obus d’artillerie, de la porcelaine royale, des sangles militaires, un lecteur de cassettes, des textes de propagande américaine ou encore des livres, des pamphlets, un nécessaire de couture, un plateau à riz, une statuette. Ces objets sont marqués par le temps, par la guerre (la guerre de Corée, la Guerre froide), ce sont des signes minuscules de la grande Histoire qui constituent un mémorial d’événements, de traumatismes, de luttes dont il faut se ressouvenir.

Of Specters or Returns © David Stjernholm

Une artiste engagée pour la mémoire collective

Une œuvre est accrochée au mur : une longue bande lumineuse rouge qui, quand on s’en approche, révèle des photographies, des portraits de femmes. Ce sont 36 photos placées dans des caissons d’acrylique rouge lumineux. Des images prises en Corée du Nord, la moitié d’entre elles par Jane Jin Kaisen, l’autre moitié par Kate Fleuron, une journaliste danoise qui s’est rendue en Corée du Nord alors que la guerre y faisait rage. Celle-ci a voyagé en 1951 avec une délégation internationale, la Fédération Démocratique Internationale des Femmes, qui a récolté des entretiens avec les populations locales et a donné une voix aux victimes muettes de la guerre. Les images prises par Kate Fleuron et par la fédération de femmes ont été publiées dans son ouvrage De Corée du Nord (Fra NordKorea). En 2015, Jane Jin Kaisen a fait le même voyage avec une autre délégation internationale de femmes. En rentrant au Danemark, elle a découvert le livre de Kate Fleuron et le lien entre son expérience et celle de la journaliste est apparu limpide : elle y a retrouvé ce qu’elle était partie explorer, les vies intimes des populations, femmes et enfants victimes de guerre, les traumatismes, à près de 70 ans d’écart. Un dialogue entre deux femmes, l’une au passé, l’autre au présent, réunies dans une œuvre.

Apertures Specters Rifts, détail © Byunghun Min-Halo Studio

Une autre œuvre fait état d’une recherche de mémoire, d’un déterrement littéral du passé : il s’agit d’une vidéo projetée sur un large écran qui montre un détecteur de mines fouissant un tapis forestier. Cette vidéo a été prise à la frontière entre les deux Corées, l’une des zones les plus militarisées au monde. Régulièrement, le détecteur sonne et une mine est déterrée par une personne en habit de camouflage. La symbolique est forte : on déterre le passé, on fait resurgir les signes, on recouvre la mémoire enfouie sous la terre et sous le temps. Ironiquement, cette zone hautement militarisée, cachant les traumatismes de la guerre en son sein, est aussi une large bande de nature vierge et luxuriante. Il faut aller sous la surface pour retrouver les traces du passé.

« Ce qui m’attire, ce sont les espaces qui offrent le loisir d’un dialogue avec les spectres qui les hantent, les traces feutrées des catastrophes et les traumatismes transgénérationnels qui travaillent en souterrain, sous la surface des choses. »

Jane Jin Kaisen

Si l’Histoire perd la mémoire, Jane Jin Kaisen, elle, s’emploie à nous la rendre.

L’exposition est à découvrir au Bicolore – Maison du Danemark jusqu’au 23 avril 2023.

Cléo Ragasol

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