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Alice Neel : engagement et témoignage pictural

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« I am the century. »

Alice Neel

Alice Neel (1900-1984), peintre américaine ignorée de son vivant, est exposée au centre Pompidou jusqu’au 16 janvier 2023. Figure d’engagement politique et social, sympathisante communiste, féministe, elle peint les marginaux, les oubliés, les ségrégués, les engagés, les figures politiques, intellectuelles et féministes, les petites frappes, les immigrés, ses amis, ses voisins, les femmes de ses amis, de bonnes familles américaines, des prostituées : elle peint toutes les strates de la société new-yorkaise dans des portraits réalistes, sans concession et pleins de couleurs vives et vibrantes. Elle a traversé le XXe siècle et les courants artistiques américains sans dévier de sa voie.

Alice Neel, portraitiste ?

Pour Alice Neel, qui dit portraitiste semble vouloir dire portrait officiel, faste, représentation flatteuse. Or, si elle fait beaucoup de portraits, elle ne cherche pas à flatter son modèle, le modèle se trouvant souvent proche de l’artiste dans ses luttes, dans ses engagements politiques, dans sa classe sociale, dans sa maladie, dans la violence qu’il subit, dans sa féminité, etc. Alice Neel ne fait pas de portraits officiels, qu’elle trouve souvent très mauvais, mais elle fait des portraits sincères de personnes qui l’intéressent à cause de ce qu’elles disent de l’époque, de leur place dans la société, des inégalités qu’elles subissent : elle ne représente pas seulement une personne, elle représente une idée qui dépasse souvent le sujet humain – la pauvreté, la maladie, l’exil, la violence, la féminité crue, les inégalités… Ses peintures sont des témoignages sans voile portés par les visages qu’elle représente. Ses portraits sont crus, touchants, elle ne fait pas de concession, les corps sont réalistes, les défauts sont soulignés, le style est engagé.

Dans l’exposition, on trouve peu de cartels explicatifs, mais plutôt des commentaires de l’artiste elle-même qui apportent du contexte à certaines de ses œuvres : elle explique ce qui est représenté, quand, pourquoi et ce que cette personne a été ou est devenue. Sur le portrait de gauche ci-dessus, elle nous explique que la femme est haïtienne, que la petite fille a un retard mental et qu’elle est morte alors qu’elle était encore bébé, que « ça valait mieux ». Ses commentaires, comme ses portraits, sont sans détours. Le portrait de gauche est celui d’un jeune portoricain malade de la tuberculose à qui on a enlevé les côtes pour faire une rétractation du poumon et tenter de le guérir. Alice Neel le représente entre deux séjours à l’hôpital : le jeune homme est par la suite devenu « dépendant à la codéine qu’il prenait en grande quantité pour calmer la douleur. ». Alice Neel peint des êtres aux destins parfois tragiques et raconte leur histoire sans jamais être misérabiliste, mais en témoignant avec sincérité.

Un fort engagement politique : peindre les réalités sociales

La première partie de l’exposition s’intéresse aux toiles d’Alice Neel dans lesquelles se retrouvent son engagement politique et social dans la lutte des classes, contre la ségrégation raciale, contre les inégalités : elle représente la classe ouvrière, des manifestations (grévistes, mouvements des communistes contre le nazisme, soulèvement contre les violences faites aux personnes noires), des familles d’immigrés pauvres, des figures engagées dans ces luttes. Ses toiles de scènes de foules (manifestations ou fêtes) rappellent étonnamment la manière de peindre d’Edvard Munch (1863-1944) dans la stylisation des visages et la force d’expression de la composition. Les portraits de familles, de figures engagées ou amies sont d’un autre style, plus réaliste dans la représentation et très coloré.

« En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas.

Alice Neel, 1984

La première toile ci-dessus illustre un événement qui a eu lieu dans le Sud ségrégationniste des États-Unis : Willie McGee a eu un rapport sexuel consenti avec une femme blanche et a finalement été condamné pour viol et électrocuté. La seconde a été peinte en 1936 : elle représente une manifestation de communistes dénonçant les exactions des nazis : Alice Neel raconte qu’un critique a trouvé que la pancarte était trop visible dans la composition, ce à quoi elle rétorque que « Si on avait pris garde à cette pancarte, des milliers de juifs auraient peut-être été sauvés. » Ces deux toiles exposent et dénoncent des événements révoltant pour l’artiste et elle s’engage dans sa révolte par la peinture. Son engagement se traduit aussi dans les personnes qu’elle choisit de mettre en lumière dans ces œuvres, comme Mercedes Arroyo – ci- dessous à droite, activiste sociale au sein de la communauté portoricaine de Harlem militant contre les divisions raciales en créant une école d’art pour tous les enfants d’East Harlem – ou comme Gus Hall, le chef du Parti communiste des États-Unis, ci-dessous à gauche.

Féminisme, homosexualité, questions de genres : des thèmes très actuels

La seconde partie de l’exposition est consacrée à la problématique de la lutte des sexes dans la peinture d’Alice Neel. La peintre est une précurseure : féministe avant l’heure, elle aborde sans hésiter les thèmes de la violence contre les femmes, de l’homosexualité, de la représentation sexuelle des femmes et de leur corps, de la maternité, de la nudité crue. Ainsi, la seconde partie est composée de nombreux nus, de femmes ou d’hommes, de figures homosexuelles, de la pornographie, d’intellectuelles et de critiques d’art féministes, d’amies qui l’ont soutenue dans son propos. Ce sont des toiles engagées esthétiquement qui représentent des corps vrais et sans atours et semblent capturer la vérité des êtres.

« J’ai toujours pensé que les femmes devaient s’indigner et cesser d’accepter les insultes gratuites que les hommes leur infligent. »

Alice Neel, 1971

Margaret Evans, la femme enceinte représentée ci-dessus à droite, pose pour Alice Neel : la pose est filmée et le processus de création de la toile est projeté dans l’exposition, nous donnant accès à la manière de peindre de l’artiste, en commençant par le contours puis en travaillant les premiers aplats de couleurs, pour donner corps à ce qu’elle voit. La toile de droite représente une femme nue, peinte crûment, toute en bourrelets et en ombres : « N’aimez-vous pas la jambe gauche, à droite, cette ligne droite ? C’est vraiment sans concession. (…) Et puis cela sert le Mouvement de libération des femmes, car elle est presque en train de s’excuser de vivre. Et regardez toutes ces lourdeurs qu’elle doit porter en permanence. » Le fait de représenter le corps des femmes sans concession, en peignant ce qu’elle voit et sans projeter de sexualisation ou d’idéalisation, en montrant la chair , « la chair qui se détache des os » (dit-elle à propos d’un autoportrait nu), c’est un geste féministe et engagé.

Alice Neel expose aussi ce que subissent certaines femmes : avec la toile Peggy, elle représente la compagne d’un homme de sa connaissance, un ivrogne qui frappait sa femme. Peggy posait pour Alice, et se défendait toujours d’avoir des bleus ou d’avoir été frappée. « Un soir, elle a pris des somnifères, Aef [l’homme en question] est rentré tard, ivre mort, et il a dormi toute la nuit avec le cadavre. » Alice Neel représente une figure de femme battue, colorée de bleus au visage.

Luttes sociales, engagement contre les inégalités, contre le racisme, partis-pris forts, représentation du corps des femmes et des hommes, féminisme, luttes pour la libération sexuelle… Au cours du XXe siècle, pourtant peu enclin à aborder ces sujets, Alice Neel fait figure d’exception et témoigne dans son œuvre de problématiques très contemporaines en nous montrant qu’elles ont cours depuis de nombreuses années : elle raconte son époque et nous montre la nôtre avec un regard sincère et cru.

Cléo Ragasol

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